Je l’avais appelée Hélène comme la première de ma classe. Le père Noël me l’avait offerte en 67. Sur la photo, elle est tout contre moi avec un gros front bombé et les cheveux sacrifiés au ciseau, un jour de rage. Parce que la rage, ça me prenait des fois. Cinq ans plus tard, elle était restée ma poupée préférée. Les bras ne voulaient plus rester collés au tronc et j’avais masqué les trous à son visage par deux yeux dessinés dans du carton. Mais l’amour ne s’explique pas, parfois il se cache. Je me doutais bien qu’on se moquerait de moi, de ma passion pour « Chucky », la poupée tueuse et monstreuse des films d'épouvante. C’est comme ça que mon mari l’a appelée le jour où je lui ai montré la photo. Il exprimait, des années après, mes craintes de l’époque.
J’ai eu des tas de poupées par la suite, une qui parle, une Barbie, des poupons emmaillotés, mais jamais je n’ai ressenti cette bouffée de tendresse. Elle me submergeait quand je la prenais dans mes bras. C’était en l’absence des copines à qui je réservais des trophées récents et plus valorisants. Dans ces moments je l’embrassais et je passais du rouge à ses joues, à ses lèvres. Elle était mon bébé handicapé, fragile.
Un jour, j’étais en classe de 6ème, et j’avais invité une copine pour goûter. Ma mère avait soudain interrompu nos jeux en brandissant Hélène. En exposant mon bébé. En violant mon intimité. Je l’avais pris comme ça, c’était un crime. Elles n’ont pas compris, les affreuses, que je hurle, que je trépigne. Que je m'empare d’Hélène pour la dissimuler sous mon oreiller. Et que l’ayant couverte, je l’emporte dans la chambre des parents et m'y enferme à clefs. Ma mère suppliait derrière la porte et ma copine m’assurait qu’il n’y avait rien de grave, qu’Hélène était très jolie. Je n’étais pas dupe. C’étaient des menteuses, des méchantes. Ma copine est rentrée chez elle, désolée et je n’ai ouvert qu’en soirée parce que mon père m’avait promis une sacrée fessée.
Je ne connais toujours pas la raison de cette fureur. Trahison de ma mère ? Regard sacrilège de la copine sur mon trésor ? Fatigue scolaire ? Ou peur qu’on découvre un peu de moi, ce côté bancal, cabossé, qui entrave mes actes encore aujourd’hui. Quand je dresse des barrières pour m'empêcher d'avancer, qui sait…